Imaginer un revenu garanti pour tous
On travaille, et, grâce à ce travail, on perçoit de l’argent. Une telle logique est si bien ancrée dans les esprits que la perspective d’instaurer un revenu inconditionnel, c’est-à-dire de verser à chacun une somme mensuelle suffisante pour lui permettre de vivre, indépendamment de son activité rémunérée, apparaît comme une aberration. Nous sommes encore persuadés de devoir arracher à une nature aride et ingrate les moyens de notre subsistance individuelle ; or la réalité est bien différente.
Bourses étudiantes, congés parentaux, pensions de retraite, allocations familiales, indemnités de chômage, régime français des intermittents du spectacle, minima sociaux : autant de prestations qui ont en commun de découpler revenu et travail. Si insuffisants, si attaqués que puissent être tous ces dispositifs, ils montrent que le revenu garanti est une utopie « déjà là ». En Allemagne, le revenu de la population ne provient directement du travail qu’à hauteur de 41 %, signalent Daniel Häni et Enno Schmidt dans leur film Le Revenu de base (2008) (1). En France, en 2005, il dépendait à 30 % de la redistribution (allocations diverses) : « Malgré tous les discours idéologiques, malgré la liquidation de l’Etat-providence, vilipendé par les néolibéraux, la part des prélèvements obligatoires est montée inexorablement sous les présidents Mitterrand, Chirac et Sarkozy (2). » Et il ne serait pas très difficile de déplacer encore le curseur pour s’employer à ce que chacun soit à l’abri du besoin (lire « Financer l’allocation universelle »).
La première conséquence d’un revenu de base étant de faire disparaître le chômage comme problème — à la fois question de société et source d’angoisse individuelle —, on économiserait, pour commencer, les sommes engagées dans la poursuite de l’objectif officiel du plein-emploi. Plus rien ne justifierait les cadeaux faits aux entreprises pour les inciter à embaucher. Rappelons que les politiques d’exonération ou de réduction des cotisations sociales menées à cet effet sont passées de 1,9 milliard d’euros en 1992 à 30,7 milliards en 2008 (3). Ou encore qu’en 1989 le groupe sud-coréen Daewoo avait reçu 35 millions d’euros pour bâtir en Lorraine trois usines qu’il allait fermer en 2002, laissant mille personnes sur le carreau… Par ailleurs, le revenu garanti étant universel et inconditionnel — il est versé à tous, pauvres et riches, ces derniers le remboursant par l’impôt —, des économies seraient réalisées en supprimant tout le travail administratif lié à la surveillance des bénéficiaires de l’aide sociale, discutable du fait de son caractère humiliant, intrusif et moralisateur (4).
Mais précisons bien de quoi l’on parle exactement. Une mesure prônée, dans les années 1960, par des économistes aussi différents que James Tobin — également à l’origine du projet de taxation des transactions financières — et le libéral Milton Friedman a en effet de quoi inspirer la perplexité. Ce grand écart subsiste aujourd’hui : en France, le revenu garanti promu par Mme Christine Boutin (Parti chrétien-démocrate) n’est pas le même que celui défendu par M. Yves Cochet (écologiste) ou par le Mouvement Utopia, transversal aux Verts et au Parti de gauche.
D’un montant trop faible pour que l’on puisse se passer d’emploi, le revenu de base des libéraux fonctionne comme une subvention aux entreprises, et s’inscrit dans une logique de démantèlement de la protection sociale : c’est la perspective de l’impôt négatif de Friedman(lire « Michel Foucault, l’Etat et les bons pauvres »). Dans ses versions de gauche, au contraire, il doit être suffisant pour permettre de vivre — même si la définition de ce « suffisant » pose, on s’en doute, des questions épineuses. Et on ne le conçoit pas sans une défense conjointe des services publics et des prestations sociales (retraites, allocations-chômage ou assurance-maladie), ainsi que de certaines aides sociales. On s’entend également sur quelques autres caractéristiques : il devrait être versé mensuellement à chaque individu, de la naissance à la mort (les mineurs touchant un montant plus faible que les adultes), et non à chaque foyer ; aucune condition ni contrepartie ne serait exigée ; et il serait cumulable avec les revenus d’un travail.
Ainsi, chacun pourrait choisir ce qu’il souhaite faire de sa vie : soit continuer à travailler, soit conserver la jouissance de son temps en se contentant d’un niveau de consommation modeste, soit alterner. Les périodes hors emploi ne seraient plus suspectes, puisque le travail rémunéré cesserait d’être la seule forme reconnue d’activité. Ceux qui choisiraient de vivre du revenu garanti pourraient se consacrer pleinement à des tâches qui les passionnent et/ou qui leur semblent socialement utiles, seuls ou à plusieurs.
Car le projet mise largement sur les possibilités d’association libre qu’il ouvrirait. En 2004, deux chercheurs de l’Université catholique de Louvain ont tenté de deviner les effets produits par le revenu de base en s’intéressant aux gagnants du jeu Win For Life, équivalent belge de ce qui s’appelait en France Tac o Tac TV gagnant à vie, et qui offre un revenu mensuel. Mais l’essayiste Baptiste Mylondo relève une différence notable entre les deux situations, qui oblige à relativiser leurs conclusions : « Tandis que le bénéficiaire du revenu inconditionnel est entouré d’autres bénéficiaires, le gagnant du Loto est totalement isolé. Or la valeur du temps libre croît avec le nombre de personnes avec qui il est possible de le partager (5). » Le revenu garanti modifierait donc considérablement à la fois le rapport au travail, le rapport au temps, le rapport à la consommation et le rapport aux autres pour un grand nombre de gens — y compris, par contagion, pour ceux qui choisiraient l’emploi salarié. Pour autant, il est certain qu’il imposerait de créer de nouveaux modes de socialisation, sans quoi il pourrait aussi favoriser un certain repli, notamment chez les femmes, qui risqueraient d’être cantonnées au foyer.
De la campagne démocrate de 1972 aux Etats-Unis
à la Belgique des années 1980C’est aux Etats-Unis qu’est apparue, après guerre, l’idée d’un revenu de base progressiste. Initiateur en 1968, avec Paul Samuelson, John Kenneth Galbraith et mille deux cents autres économistes, d’un appel en ce sens, Tobin fait introduire son projet de demogrant dans le programme de George McGovern, dont il est le conseiller, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 1972. Avec la lourde défaite du candidat démocrate face à Richard Nixon, le projet est enterré.
Il refait surface en Europe, d’abord dans les Pays-Bas des années 1980 (6). En Belgique, un groupe de chercheurs et de syndicalistes crée en 1984, autour de l’économiste et philosophe Philippe Van Parijs, le Collectif Charles Fourier. Un colloque organisé en 1986 à l’Université catholique de Louvain donne naissance au Réseau européen pour le revenu de base (Basic Income European Network, BIEN), qui deviendra mondial (Basic Income Earth Network) en 2004. L’un de ses fondateurs, Guy Standing, économiste à l’Organisation internationale du travail (OIT), participe à l’expérience de revenu garanti lancée en 2011 en Inde (lire « En Inde, l’expérience revitalise les villages »).
En France, l’idée éclôt dans les mouvements d’étudiants
et de chômeursEn Allemagne, le débat a pris une vigueur particulière ces dernières années grâce à la campagne menée par Mme Susanne Wiest. Installée dans le nord du pays après avoir vécu douze ans dans une roulotte, à la fois par désir de liberté et pour économiser un loyer, Mme Wiest travaillait comme assistante maternelle et peinait à joindre les deux bouts. Une réforme fiscale intégrant ses allocations familiales à son revenu imposable achève de l’exaspérer. Sa rencontre avec Häni et Schmidt, fondateurs en Suisse alémanique du réseau Initiative Grundeinkommen (« Initiative pour le revenu de base »), la convertit à leurs vues. Elle lance une pétition publique qui connaît un vif succès et qui aboutit en 2010 à un débat au Bundestag, assurant au passage une large diffusion du film de Häni et Schmidt Le Revenu de base.
En France, la revendication d’un revenu garanti s’est cristallisée lors de la fronde étudiante contre le projet de contrat d’insertion professionnelle (CIP) du gouvernement de M. Edouard Balladur, en 1994, avec la création, à Paris, du Collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal (Cargo), bientôt intégré à Agir ensemble contre le chômage (AC !). Elle a resurgi lors du mouvement de chômeurs de l’hiver 1997-1998. A la même époque, le philosophe écologiste André Gorz se rallie à l’idée (7), qui trouve également un écho au sein du mouvement altermondialiste en cours de constitution (8). Alain Caillé, fondateur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (Mauss), en est lui aussi partisan.
Enfin, face aux attaques dont a fait l’objet à partir de 2003 leur régime d’indemnisation, certains intermittents du spectacle militent non seulement pour le maintien du dispositif, mais pour son extension à l’ensemble de la population, de façon à normaliser l’alternance de périodes chômées et de périodes travaillées.Les secondes, font-ils valoir, se nourrissent des premières et ne pourraient exister sans elles. Sa proximité avec ce combat amènera M. Christophe Girard, maire socialiste du quatrième arrondissement de Paris, à plaider à la veille du congrès de son parti, en octobre 2012, pour l’instauration progressive d’un revenu universel (9).
Auparavant, et même s’il n’en est pas resté grand-chose dans la mesure finalement votée, l’idée que la société doit à ses membres les moyens de leur subsistance avait hanté les débats parlementaires autour de la création du revenu minimum d’insertion (RMI) par le gouvernement de M. Michel Rocard, en 1988. A gauche, certains, à commencer par le rapporteur du texte, M. Jean-Michel Belorgey, contestaient le conditionnement du RMI à des « efforts d’insertion ». Et ils s’interrogeaient : peut-on parler d’un « droit » pour un revenu dont l’obtention est suspendue à un passage devant une commission, et pour lequel une contrepartie est exigée (10) ? C’est aussi le sens du slogan sans fioritures des manifestations de chômeurs, « Du fric pour vivre ! » : dans une société que ne menace aucune pénurie, chacun devrait avoir droit à une vie digne.
Au sein de la gauche radicale, le revenu garanti est cependant loin de faire l’unanimité. Avec un éventail de défenseurs aussi bigarré, il fait d’abord craindre de se retrouver en douteuse compagnie. En outre, il diffère par beaucoup d’aspects des projets habituellement portés par la gauche anticapitaliste. Compte tenu de la résistance des mentalités, l’idée aurait sans doute bien du mal à s’imposer ; mais, même si elle y parvenait, sa mise en œuvre serait loin de régler tous les problèmes. Ses promoteurs, d’ailleurs, ne le prétendent pas.
Le revenu de base vise d’abord à fournir à tous le minimum vital, que ce soit au Nord ou au Sud, où il a aussi ses partisans. On estime en général qu’il aurait pour effet de stimuler l’activité économique dans les pays en développement et de la réduire légèrement ailleurs — raison pour laquelle il intéresse les écologistes. Dans les sociétés occidentales, il offrirait la possibilité d’échapper au chômage, à la précarité, au mal-logement et à la pauvreté laborieuse, ou, pour certains salariés, à la souffrance physique et psychique subie au travail. Mais il ne mettrait pas à bas le capitalisme, et, même si certains lui associent un projet de revenu maximum (11), il ne supprimerait pas les inégalités. C’est ce que beaucoup ne manquent pas de lui reprocher. Ainsi, le communiste libertaire Claude Guillon, jugeant ce programme trop timoré, a brocardé dans un livre ce qu’il appelle le « garantisme ». Il se défend cependant de « faire du pire et de son maintien le levier de la révolte »,et admet que l’on parle mieux de politique le ventre plein (12)…
Un changement qui implique de faire confiance aux individus
Plutôt que de renverser un ordre injuste pour le remplacer par un ordre juste, le revenu de base donnerait « une impulsion culturelle », pour reprendre le sous-titre du film de Häni et Schmidt. Il apporterait à la fois une reconnaissance et un encouragement aux activités hors marché, de manière à entamer une transition dont nul ne peut prédire où elle mènerait. Et, en laissant le choix aux individus, il suppose qu’on leur fasse confiance. Certes, la gauche anticapitaliste ne partage pas la forte analyse de l’essayiste libéral Nicolas Baverez, selon laquelle,« pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance (13) ». Mais la radicalité des projets politiques qu’elle défend va souvent de pair avec une définition un peu monolithique de la « bonne vie ».
C’est précisément l’abandon de cette logique qui a séduit le militant suisse Oliver Seeger, coauteur de la version française du film Le Revenu de base. Ancien de Longo Maï, une coopérative agricole communautaire établie après 1968 dans les Alpes-de-Haute-Provence (14), il récuse, avec le recul, « ce présupposé implicite selon lequel [ses camarades et lui étaient] une avant-garde révolutionnaire, une petite élite qui se préparait pour le jour J ». Le revenu garanti, à l’inverse, permet « de laisser les gens libres, pour une fois. De ne pas penser à leur place, de ne pas leur prémâcher une idéologie qu’ils seraient condamnés à suivre ». Le changement de société serait tout sauf facile : « J’espère bien que les gens auraient mal à la tête, et au cœur, et au ventre, que tout leur métabolisme serait dérangé, s’ils devaient réfléchir à ce qu’ils ont réellement envie de faire ! Comment pourrait-il en être autrement quand, pendant des années, on est allé au turbin sans se poser de questions ? Mais j’aimerais vraiment avoir une chance de voir ce que cela pourrait donner » (15).
Une autre critique importante adressée au revenu inconditionnel concerne sa remise en question de la norme du travail. Historiquement, le mouvement ouvrier s’est organisé au sein du salariat. Il y a forgé tous ses outils de résistance à l’exploitation et y a obtenu toutes ses conquêtes, des congés payés à la protection sociale. Au point parfois d’oublier que la « disparition du salariat » figurait parmi les objectifs inscrits par la Confédération générale du travail (CGT) dans la charte d’Amiens, en 1906… En outre, pour le monde syndical et les courants politiques qui en sont proches, le travail est une source irremplaçable de dignité et de réalisation de soi. Economiste membre de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac), Jean-Marie Harribey estime qu’il constitue, « qu’on le veuille ou non », un « vecteur essentiel d’intégration sociale », car il confère à l’individu « sa qualité d’homme entier, producteur et citoyen » (16).
Paradoxalement, c’est pourtant la défense du travail qui motive certains partisans du revenu garanti. Ils y voient le moyen d’améliorer les conditions dans lesquelles on l’exerce, et de lever une ambiguïté fondamentale. Le « droit au travail » est inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; mais, interrogent dans leur film Häni et Schmidt, « peut-il exister un droit à être obligé de faire quelque chose ? » Le revenu de base permettrait donc à certains salariés de ne plus l’être, et aux chômeurs qui le souhaiteraient d’occuper à nouveau un emploi. Le fait de ne pas jouer sa survie pourrait donner un plus grand pouvoir de négociation face à l’employeur, en particulier pour les tâches pénibles. Van Parijs et Yannick Vanderborght invitent également à imaginer l’atout que représenterait un revenu garanti « en cas de grève de longue durée (17) »…
Mais, par ailleurs, d’autres promoteurs de l’idée formulent bien une critique du salariat, en particulier au sein du courant décroissant (Mylondo et Utopia, notamment). La plupart des emplois, font-ils valoir, ne procurent à leurs titulaires ni l’estime de soi ni le sentiment de servir l’intérêt général, quand ils ne leur donnent pas le sentiment franchement inverse. Et, même si c’était le cas, les gains de productivité liés au progrès technique ne permettront de toute façon pas de fournir un poste à chacun. Partisan d’un salaire à vie inconditionnel financé par l’extension du système de la cotisation, Bernard Friot partage cette analyse : « Mieux vaut ne rien faire que d’être une inspectrice d’académie occupée à détricoter la fonction publique ou un ouvrier fabriquant des semences stériles pour Monsanto. » Il qualifie de« fable » le plein-emploi des « trente glorieuses », auquel il s’agirait de retourner : « N’oublions jamais que le prétendu plein-emploi des années 1960 était celui des hommes » (18).
Cigale insouciante, fourmi industrieuse...
ou abeille pollinisatrice ?Le courant inspiré de l’autonomie ouvrière italienne (lire « Révolutionnaires sans révolution »), représenté, en France, par Yann Moulier-Boutang ou par le cofondateur du Cargo Laurent Guilloteau, appuie quant à lui sa critique du salaire sur le concept de general intellect, emprunté à Karl Marx. Dans les Grundrisse, Marx prédisait qu’arriverait un moment où le savoir accumulé au fil de l’histoire par l’ensemble de la société serait le cœur de la création de valeur. Avec l’avènement de l’économie de l’immatériel, nous y sommes, affirment ses lecteurs. Et, dès lors, le capitalisme ne peut que devenir de plus en plus agressivement parasite : il ne fait plus que s’approprier des compétences développées en dehors de lui et inséparables des personnes, lesquelles, de surcroît, n’ont pas besoin de lui pour les mettre en œuvre.
L’essentiel de la production de richesses se jouerait donc en dehors de l’emploi. Entre les figures de la cigale insouciante et de la fourmi industrieuse, Moulier-Boutang en interpose une troisième, celle de l’abeille : son travail de pollinisation ne crée pas de valeur directe, mais aucune production ne pourrait exister sans lui. De même, chacun, par ses activités quotidiennes les plus anodines, participe indirectement à l’économie.
L’argument a l’avantage de renvoyer à leur inanité les représentations fantasmatiques, agitées par les démagogues, d’« assistés » inutiles et fainéants vivant du travail des autres. Mais en faire la justification du revenu garanti constitue un piège que Gorz avait bien vu : « On reste ainsi sur le plan de la valeur travail et du productivisme. » Or « le revenu d’existence n’a de sens que s’il n’exige ni ne rémunère rien » : il doit au contraire permettre la création « de richesses non monnayables » (19).
Nul besoin, de toute façon, d’en passer par le general intellect pour fonder en théorie l’instauration d’un revenu garanti. Dans La Justice agraire, en 1796, l’un des premiers promoteurs de l’idée, le révolutionnaire anglo-américain Thomas Paine, y voyait une juste indemnisation pour l’appropriation par quelques-uns de la terre, pourtant censée appartenir à tous…
SURSA Mona Chollet monde-diplomatique
Financer l’allocation universelle
Si l’on se fie à son produit intérieur brut (PIB), la France est aujourd’hui le cinquième pays le plus riche du monde. En 2010, le revenu disponible (après versement des prestations sociales et prélèvement des impôts directs) s’y élevait à 1 276 euros par mois et par personne, adultes et enfants confondus. Nous disposons donc de ressources suffisantes pour garantir à chaque individu 1 276 euros si l’on décidait d’opérer un partage strictement égalitaire. C’est nettement plus que le seuil de pauvreté actuel, fixé en France à 60 % du revenu médian (1), soit 960 euros par adulte. Qui peut le plus pouvant le moins, la France a donc sans nul doute les moyens d’assurer à tous ses résidents un revenu au moins égal au seuil de pauvreté.
Toutefois, si le financement est un faux problème, ses modalités, quant à elles, posent de vraies questions, car elles ne sont pas neutres et déterminent pour partie la portée d’un revenu inconditionnel en termes de transformation sociale et de partage des richesses. Un revenu garanti de gauche vise deux objectifs principaux : l’éradication de la pauvreté et une forte réduction des inégalités. Mais, selon les choix opérés, il pourrait n’atteindre que le premier. Ce serait notamment le cas du financement par création monétaire (2) envisagé par certains auteurs. Surtout si celle-ci était généreusement confiée aux banques par le biais d’un grand emprunt — l’une des options proposées, par exemple, par l’économiste Yoland Bresson.
En plus de participer d’une logique de réduction des inégalités, les modalités de financement doivent aussi respecter des principes de prudence, de pérennité, d’adéquation, de cohérence et de pertinence. Elles doivent permettre une amélioration des conditions de vie, et, pour cela, il faut commencer par veiller à ce qu’elles n’entraînent pas une dégradation de la situation des plus démunis ni ne remettent en question les acquis sociaux. Cette considération est essentielle, et explique en partie les réserves, voire l’hostilité, exprimées par les syndicats. Le revenu inconditionnel n’impliquerait-il pas un recul de la protection sociale ?
La question se pose surtout lorsqu’on envisage son autofinancement. En effet, on peut considérer que des fragments du revenu garanti sont déjà versés aujourd’hui, partiellement et sous condition, sous la forme de prestations sociales, de subventions diverses ou de bourses. Un revenu inconditionnel pourrait donc remplacer certains de ces dispositifs. Certains, peut-être, mais certainement pas tous, sauf à tomber dans la logique des propositions libérales.
Il convient par exemple de distinguer les prestations contributives relevant du régime assurantiel, financées par la cotisation — retraites, Sécurité sociale —, et les prestations non contributives — les aides sociales —, qui relèvent du régime de solidarité nationale et sont financées par l’impôt. Le revenu inconditionnel ne saurait remplacer le système assurantiel, dont les prestations ne visent pas simplement à protéger de la pauvreté, mais aussi à garantir le maintien du niveau de vie. En revanche, il peut remplacer les aides sociales auxquelles il viendrait se substituer parfaitement et avantageusement. « Avantageusement » : le montant du revenu inconditionnel devrait être au moins égal à celui de la prestation supprimée — comme l’actuel revenu de solidarité active (RSA) ou les bourses étudiantes. Par contre, pas question de supprimer la couverture-maladie universelle ou l’allocation aux adultes handicapés (AAH), qui ont des objets bien spécifiques. Cela laisse malgré tout une bonne marge de manœuvre en termes de transferts budgétaires, et donc d’autofinancement potentiel du revenu inconditionnel. Suivant les arbitrages et le montant choisis, cet autofinancement peut représenter plus d’un tiers de l’investissement nécessaire.
Mais il faut encore trouver d’autres ressources. Plusieurs options peuvent être envisagées : l’introduction de nouvelles taxes ciblées, une hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ou des impôts sur le revenu ou le patrimoine.
Certains impôts ont pour but d’orienter les comportements individuels grâce à des dispositifs incitatifs ou pénalisants. Ainsi, les écotaxes, la taxe Tobin sur les transactions financières, la taxe Keynes sur les transactions boursières, le plafonnement des rémunérations et des revenus (salaire et revenu maximums) sont parfois avancés comme des pistes de financement du revenu inconditionnel. Ils présentent en effet deux avantages notables. D’une part, l’écrasante majorité des contribuables n’y seraient pas ou peu assujettis. D’autre part, ils sanctionnent des comportements que l’opinion réprouve : nuisances écologiques, spéculation boursière, rémunérations obscènes et inégalitaires.
Toutefois, il serait hasardeux de miser sur des comportements que l’on souhaite voir disparaître. Ainsi, si l’on se proposait de financer pour partie le revenu inconditionnel grâce à une taxe Tobin (3), le maintien du revenu inconditionnel dépendrait étroitement de la voracité des spéculateurs. Le problème est le même avec les écotaxes : c’est un peu comme si l’on décidait de financer l’éducation nationale grâce aux recettes des contraventions routières, en comptant sur l’irresponsabilité des automobilistes...
Il doit y avoir une adéquation entre la mesure financée et son mode de financement : la prévention routière peut être payée par les recettes des contraventions, par exemple. Il ne s’agit pas de renoncer aux taxes ciblées ; mais leur usage pour la mise en place d’un revenu inconditionnel ne pourrait qu’être transitoire — ou, du moins, il faudrait l’espérer.
Popularisé par le documentaire suisse Le Revenu de base. Une impulsion culturelle (4), le financement par une hausse de la TVA est une autre option. Les auteurs du film, Daniel Häni et Enno Schmidt, proposent un système fiscal réformé ne reposant plus que sur l’impôt à la consommation. Cette possibilité présente plusieurs avantages. D’abord, puisque tout le monde est consommateur, tout le monde s’acquitte de cette taxe. Or plus l’assiette est large, plus les taux appliqués peuvent être modérés. Ensuite, la TVA, directement intégrée dans les prix, est moins perçue par les contribuables que des taxes ciblées ou des prélèvements opérés après avis d’imposition. Par ailleurs, dans l’optique d’un impôt unique sur la consommation, le risque de fraude fiscale serait limité et ne concernerait que le marché noir. Enfin, la combinaison d’une taxe proportionnelle — la TVA — et d’une prestation forfaitaire — le revenu de base — équivaudrait selon Häni et Schmidt à la mise en place d’un impôt progressif, donc redistributif. Alors que l’on reproche souvent à la TVA son caractère inégalitaire et régressif, l’argument est important.
Un tel mode de financement soulève malgré tout certaines questions. D’un point de vue technique, on peut craindre qu’une hausse de la TVA ne vienne compliquer la lutte contre la pauvreté en entraînant une augmentation des prix. Le revenu inconditionnel sera-t-il encore suffisant une fois que les prix auront augmenté ? Et, si les prix n’augmentent pas, les entreprises pourraient essayer de compenser la hausse de la TVA par une baisse équivalente des salaires. C’est d’ailleurs cette seconde hypothèse qui est retenue dans le documentaire.
Mais c’est surtout une question de cohérence qui doit être soulevée, notamment si le revenu inconditionnel est porté par une gauche antiproductiviste. Après avoir misé sur l’appât du gain des spéculateurs (taxes Tobin et Keynes) et sur l’inconscience écologique des citoyens (écotaxes), peut-on vraiment compter sur l’ardeur des consommateurs pour financer le revenu inconditionnel, et reconnaître ainsi une utilité sociale à la consommation ?
Une autre question porte sur la progressivité supposée du couple TVA-revenu inconditionnel. Cette progressivité demeure approximative, voire franchement contestable. Elle dépend de l’application de taux différenciés pour les produits de première nécessité, les produits de consommation courante et les produits de luxe ; mais elle dépend surtout du mode de consommation des individus et de leur niveau d’épargne. Les auteurs du Revenu de base éludent cette question en ne faisant référence qu’au revenu consommé, et non à l’ensemble du revenu. C’est oublier qu’en matière de TVA l’épargne demeure une niche fiscale inégalement accessible et doublement rentable : non seulement elle est défiscalisée, mais elle est rémunérée, ce qui génère de nouvelles inégalités... Or, dans un souci de cohérence, le revenu inconditionnel devrait être mis au service d’une répartition plus juste des revenus.
On peut imaginer une hausse de l’impôt sur les sociétés, mais on peut surtout s’intéresser à la hausse des cotisations sociales proposée par Bernard Friot (5) et le Réseau salariat. Dans leur optique, il s’agit d’instaurer un « salaire à vie », et non un revenu inconditionnel. On ne discutera pas ici des avantages et des inconvénients de cette option (6), mais la réflexion sur le financement demeure pertinente. Remettant en question, à juste titre, la propriété privée lucrative, Friot propose de réaffecter presque intégralement la richesse produite par les entreprises — qui deviendraient alors « sans but lucratif » — à des caisses de cotisations permettant de financer, d’une part, un salaire à vie et, d’autre part, de l’investissement mutualisé.
Cette perspective bénéficie d’abord de la force symbolique de la cotisation, de son héritage historique. Elle va ensuite à rebours de la tendance actuelle qui voit les rémunérations du capital rogner peu à peu les rémunérations du travail. Elle s’accompagne enfin d’une gestion paritaire des cotisations échappant partiellement au contrôle de l’Etat.
Une dernière possibilité — dans cette liste non exhaustive de solutions sans doute appelées à se combiner — consisterait à s’appuyer sur l’impôt sur le revenu. L’avantage est que cela apporterait une réponse évidente à la question de la progressivité des prélèvements, mais aussi à celle de la hausse des prix, en faisant porter le financement sur les revenus des personnes physiques — ce qui ne signifie évidemment pas l’abandon par ailleurs de toute imposition des personnes morales. L’inconvénient est qu’un financement par l’impôt implique une profonde réforme fiscale et une forte hausse des taux d’imposition. Sur ce dernier point, les simulations de Marc de Basquiat (7) laissent présager une augmentation de l’ordre de 30 à 50 % du taux moyen de l’impôt sur le revenu si l’on souhaite financer un revenu inconditionnel de gauche.
L’ampleur de cette hausse doit toutefois être relativisée. D’abord, elle serait déjà plus modérée si elle s’étendait à l’ensemble des revenus : revenus de l’emploi, du capital, du patrimoine, successions, etc. En outre, elle devrait être équitablement répartie entre tous les contribuables. Dès lors, toujours dans une logique de réduction des inégalités, le recours à une flat tax, cet impôt proportionnel proposé par certains auteurs ultralibéraux, et déjà en vigueur en Russie et dans de nombreux pays d’Europe de l’Est (8), n’est certainement pas la solution. Au contraire, c’est la progressivité de l’impôt qui devrait être accentuée. Il conviendrait donc de taxer davantage les foyers les plus aisés, en réintroduisant des taux d’imposition très élevés sur les revenus très élevés, et même un plafonnement des rémunérations pour les revenus trop élevés, dans une logique non plus simplement de financement, mais bien de réduction des inégalités.
Parallèlement, et pour limiter la hausse des taux d’imposition sur les premières tranches, il conviendrait de taxer davantage le patrimoine. D’ailleurs, si les inégalités de revenu sont flagrantes en France, les inégalités de patrimoine sont encore plus criantes, et justifient parfaitement cette réponse fiscale.
Bien sûr, on peut s’interroger sur la pérennité d’un mode de financement basé sur une réforme de l’impôt sur le revenu. Ne peut-on craindre que l’augmentation du taux d’imposition d’une part et le versement d’un revenu inconditionnel d’autre part n’incitent les individus à réduire leur temps d’emploi ? L’activité économique et, avec elle, la source de financement de ce revenu s’en trouveraient alors fortement affectées... Un mécanisme simple permet d’y remédier : toute baisse d’activité altérera la base de financement du revenu inconditionnel et, avec elle, le montant de ce revenu, ravivant l’incitation à travailler. Et, par ailleurs, si le financement du revenu inconditionnel fait baisser la production, tant mieux : la logique non productiviste qui le fonde s’en trouverait concrétisée.
Compte tenu des défauts du système actuel, on pourrait sans doute s’accommoder d’un recul de l’activité économique ; mais, si la capacité de la société à répondre à ses besoins était remise en question, chaque actif, confronté à la baisse de son revenu inconditionnel, serait amené à travailler pour compléter ce revenu, contribuant ainsi à répondre aux besoins de tous…
Baptiste Mylondo
Auteur de Pour un revenu sans condition,Utopia, Paris, 2012.
Revenu garanti, une utopie à portée de main
Levier du changement social ou instrument de maintien de l’ordre ? Les outils de politique économique sont souvent à double tranchant. On nationalise tantôt pour collectiviser la richesse, tantôt pour socialiser les pertes ; l’impôt rançonne ou redistribue selon qu’il cible les pauvres ou les cossus. Il en va ainsi du revenu universel : suivant les forces sociales qui le mettent en œuvre (lire « Imaginer un revenu garanti pour tous ») il soustrait les peuples aux règles du marché ou, tout au contraire, les y soumet.
Le dispositif proposé par l’économiste libéral Milton Friedman dans son livre Capitalisme et liberté (1) sous le nom d’impôt négatif entre sans ambages dans la seconde catégorie : l’Etat verse une somme fixe à chacun, mais, passé un niveau de revenus — situé par les libéraux autour du seuil de pauvreté —, le montant des impôts acquitté par le contribuable dépasse celui de l’allocation versée par l’Etat. Mise en place dans plusieurs Etats américains au cours des années 1970, cette forme libérale de revenu garanti fait irruption à la même époque dans le débat public français par le biais de deux polytechniciens familiers des Etats-Unis et devenus conseillers du président de la République Valéry Giscard d’Estaing : MM. Lionel Stoléru et Christian Stoffaës. Ce dernier rédige d’ailleurs en 1973 pour le compte du Commissariat général du plan un « Rapport du groupe d’étude de l’impôt négatif ».
Explorant les soubassements idéologiques du néolibéralisme lors de la session 1978-1979 de son cours au Collège de France (2), le philosophe Michel Foucault montre comment l’impôt négatif correspond à une forme de gouvernement qui aurait renoncé à l’objectif du plein-emploi. La logique néolibérale, explique-t-il, appréhende l’économie comme un jeu dont l’Etat fixe les règles et assure l’application. Grâce au revenu garanti, « il doit être impossible que l’un des partenaires du jeu économique perde tout et ne puisse plus, à cause de cela, continuer à jouer ». En d’autres termes, nul ne doit n’avoir plus rien à perdre ; l’Etat institue une clause de sauvegarde du système économique.
Deux dimensions de cette approche captivent et — pour l’une d’entre elles au moins — séduisent Foucault. La première est l’absence de jugement moral : l’allocation universelle vise les effets de la pauvreté et dédaigne ses causes. « Fondée sur la nécessité de venir en aide à ceux qui sont pauvres sans chercher à savoir à qui en revient la faute (3) »,selon les mots de Stoléru, elle rompt avec les politiques sociales traditionnelles en n’opérant aucune distinction entre le bon et le mauvais pauvre. « Après tout, s’enthousiasme Foucault, on se moque et on doit se moquer de savoir pourquoi quelqu’un tombe au-dessous du niveau du jeu social ; qu’il soit drogué, qu’il soit chômeur volontaire, on s’en moque éperdument. » L’Etat se contente, « sans regarder plus loin, et par conséquent sans avoir à faire toutes ces investigations bureaucratiques, policières, inquisitoires, de lui accorder une subvention telle que le mécanisme par lequel on la lui accorde l’incite encore à repasser au niveau du seuil. (…) Mais s’il n’en a pas envie, ça n’a après tout aucune importance et il restera assisté ». En théorie du moins…
L’impôt négatif rompt également avec les politiques sociales mises en place après guerre en Europe en ce qu’il s’oppose à toute« redistribution générale des revenus, c’est-à-dire en gros tout ce qu’on pourrait placer sous le signe de la politique socialiste ». Si la social-démocratie vise la réduction de l’écart des revenus, le néolibéralisme limiterait la pauvreté absolue et ignore les inégalités. Un seuil partage la société entre pauvres et non-pauvres. Au-dessus, explique Foucault,« on va laisser jouer les mécanismes économiques du jeu, les mécanismes de la concurrence, les mécanismes de l’entreprise. (…)Chacun devra être pour lui-même ou pour sa famille une entreprise ».Sous le seuil, et à sa lisière, se trouve « une espèce de population flottante (…) qui constituera, pour une économie qui a justement renoncé à l’objectif du plein-emploi, une perpétuelle réserve de main-d’œuvre ».
Cet assistanat libéral, « beaucoup moins bureaucratique, beaucoup moins disciplinariste qu’un système centré sur le plein-emploi »,présente l’aspect biface du revenu d’existence « de droite ». D’un côté,« on laisse aux gens la possibilité de travailler s’ils veulent » ; de l’autre, « on se donne la possibilité de ne pas les faire travailler, si on n’a pas intérêt à les faire travailler ».
Las, les idées libérales se lestent toujours de coercition lors de leur mise en œuvre. En France comme en Allemagne, l’Etat exige des allocataires du revenu de solidarité active (RSA) et du régime Hartz IV qu’ils manifestent à chaque instant la bonne volonté des bons pauvres.
Pierre Rimbert
(1) Milton Friedman, Capitalisme et liberté (1962), Robert Laffont, Paris, 1971.
(2) Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Etudes », Paris, 2004, dont sont issues les citations qui suivent.
(3) Lionel Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Flammarion, Paris, 1974.
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